(English version here)
J’avais autre chose en tête.
Lorsque, plus jeune, j’imaginais ma fin de carrière, et en particulier les mois précédents celle-ci, ce n’est pas tout à fait comme ça que je me les représentais.
Je pensais, naïvement, qu’à l’approche du dénouement de ma première vie, j’aurais pris un tel recul, acquis une telle expérience, que je serais enfin en mesure de jouer complètement libérée et d’être moi-même tennistiquement parlant. Sans entrave ni fardeau inutile.
Je me voyais abordant chaque tournoi avec le sourire, heureuse de vivre mes derniers mois de joueuse de tennis, reconnaissante de ce que cette vie m’avait apporté, tout en étant soulagée de pouvoir lui dire au revoir sans regret. Je pouvais presque ressentir cette décontraction tant attendue durant mes vingt années de carrière, ce relâchement à la frappe, et cette envie de me faire plaisir avant tout.
Je rêvais de cette fin de carrière comme d’une période où toute attente serait abandonnée, ou le jeu prendrait le dessus sur l’enjeu et où, à défaut d’avoir pu le faire avant, je pourrais tenter des choses, prendre des risques, me détacher du résultat. Oser en somme.
Ce moment arriverait forcément et cette pensée me rassénérait.
Après tout, ce serait maintenant ou jamais. Et sans doute le moment le plus facile pour le faire en sachant que je n’aurais aucun points à défendre l’année suivante, plus de cut à respecter, ni d’obsession de classement. En théorie.
J’aborderais ainsi le circuit le cœur léger, avec simplement le désir de dire au revoir à ce sport qui m’avait tant donnée. Le tout en gardant mon éthique de travail, mais sans pression inutile, sans parasites, car il n’y aurait plus le temps pour ça. Lorsque notre temps est compté, il parait que nous allons à l’essentiel.
C’était pourtant un raisonnement qui tenait la route.
Mais comme vous l’aurez compris, de tout ce que j’ai pu évoquer ci-dessus, rien ne s’est passé comme prévu. De tous ces scénarios digne d’un épisode des bisounours, aucun n’a vu le jour.
L’explication est toute simple, et malgré mon immense expérience de joueuse, je ne l’avais pas vu venir.
On ne peut tout simplement pas changer des années de conditionnement de manière rationnelle, et encore moins en un claquement de doigts. Cela demande un vrai travail sur soi, un travail de plusieurs mois, voire de plusieurs années. Le cerveau humain n’est pas une ardoise magique que l’on pourrait secouer pour en effacer le contenu simplement parce que le moment est venu. Il accumule des automatismes, physiques et mentaux, des mécanismes de défense, des ancrages, des nœuds qu’il faudrait des années pour dénouer. Dans le sport de haut niveau, ces nœuds nous poursuivent et nous limitent, et bien qu’ayant beaucoup travaillé mentalement au cours de ma carrière, j’avais misé sur les circonstances pour faire disparaitre l’enchevêtrement de pensées qui m’accompagnaient depuis le tout début. Une erreur de débutante. Comme quoi, même dans un milieu que l’on croit connaitre par cœur, on ne cesse jamais d’apprendre.
Et alors que je misais sur la magie de la fin de carrière pour opérer un déclic en moi et me donner la soudaine faculté de me détacher du résultat, rien n’a bougé d’un iota. Pire, déçue de voir que cela n’y changeait rien, l’incompréhension s’est insinuée en moi. J’allais donc me trimballer tout mon barda d’émotions jusqu’au bout du bout ?
J’ai tout de même joué mes derniers tournois pleine de bonnes intentions, avec des objectifs réalisables afin de ne pas perdre trop de piment, le tout accompagnée de Pierre, mon compagnon, qui avait endossé pour les huit derniers mois le rôle d’entraineur. Nous vivions la fin de l’aventure à deux, voyagions partout ensemble, partagions nos visions. Tout était réuni pour une fin apaisée et sereine.
C’était sous-estimer la complexité de cette transition, ainsi que le poids mental de vingt ans d’auto-injonctions et de perfectionnisme.
Alors, fatalement, ces derniers mois se sont déroulées exactement comme le reste de ma carrière. J’ai eu peur, j’ai eu des attentes, du stress, des déceptions, du découragement, de la colère, de la frustration, de la honte. J’étais tantôt pressée d’en finir au plus vite, tantôt terrifiée à l’idée d’arrêter. Parfois d’un jour sur l’autre, d’une heure à l’autre. À quoi ressemblerait ma vie sans tennis, alors que je n’avais jamais connu que ça ? Devais-je tirer un peu plus tant que mon corps me le permettait ? Le timing était-il le bon ?
J’ai cru que le plus gros des montagnes russes émotionnelles étaient derrière moi, mais c’est peut-être à ce moment-là qu’elles m’ont donné le plus le tournis. Ballotée entre ma décision mûrement réfléchie et la peur de l’après, je tentais de garder le cap, de prendre un minimum de plaisir et de puiser en moi la force de me battre sur le terrain.
De février à mai 2024, j’ai perdu neuf fois d’affilée au premier tour. Ce qui ne m’étais jamais arrivé.
Mes objectifs, bien qu’atteignables, ont pris une ampleur démesurée. Après tout ce que j’avais vécu, tout ce que j’avais déjà réussi, j’avais encore des choses à me prouver. À prouver aux autres. Et il en serait toujours ainsi. Aussi alléchant que cela m’apparaisse, je ne ressentirais jamais la joie de Carlos Alcaraz sur le terrain, n’atteindrais jamais le relâchement de Roger Federer ou la nonchalance de Petra Kvitova. Je pouvais renouer en revanche avec ma pugnacité et ma combativité légendaires. Alors quelque semaines avant mon dernier Roland Garros, et avec l’aide de Pierre, j’ai fait la paix avec moi-même, et le deuil de ce détachement qui ne viendrait pas.
C’était décidé, je vivrais ces derniers tournois comme les autres, avec passion, engagement, détermination, mais aussi avec mon côté un peu plus sombre, mes peurs, mon perfectionnisme, et tout ce qui faisait de moi la joueuse que j’étais. Il était temps d’accepter enfin tout cela au lieu de le combattre.
En fin de compte, j’étais sur le point de réaliser un objectif qui n’en était pas un au départ : rester moi-même jusqu’au bout, et l’assumer. Avec cet état d’esprit, je renouais avec la victoire et remplissais ainsi l’une de mes dernières missions en carrière, dépasser les mille matchs professionnels.
Puis est arrivé Roland Garros. La dernière danse. Le tombé de rideau. S’entrainer en faisant abstraction de cette fin imminente a été l’une des choses les plus difficiles qu’il m’a été donné de faire. Je ne jouais qu’avec des filles que j’appréciais, essayant d’imprimer une énergie positive à ce qui me fendait le cœur. Car ce n’est pas parce que l’on choisit sa sortie qu’elle en devient plus facile à gérer pour autant.
L’annonce du tableau, le central Philipe Chatrier, les au revoir, l’émotion, les quatre jours de déprime qui ont suivi, tout s’est enchainé à une vitesse folle. Et depuis, à mon grand étonnement, tout va bien.
Je n’ai pas retouché une raquette de tennis depuis Roland, et tout va bien. Je suis chez moi la plupart du temps, et tout va bien. Je n’ai pas de projets définis pour mon avenir et il m’arrive de ressentir un peu de nostalgie en regardant le tennis à la télévision, mais là encore, tout va bien.
Le stress a complètement disparu de ma vie, pour l’instant du moins, et ça c’est vraiment ma partie préférée.
On m’avait prédit un peu de tout pour cette retraite, du bon, du moins bon, du soulagement, du chagrin, et finalement, la seule chose que je n’avais pas anticipé, c’était que tout aille bien.
Cette aventure entre l’avant et l’après tennis pourrait s’illustrer à travers cette expression qui prends encore une fois tout son sens.
« La vie c’est ce qui arrive quand on avait prévu autre chose. »
Inutile de deviner son futur mes amis, rien ne se passera jamais comme prévu.
- Alizé Cornet